Les allophones qui évoluent dans un environnement dont ils ne comprennent pas encore la/les langue(s) développent souvent des compétences fines d’observation non linguistiques, notamment dans le décodage du non-verbal, la lecture des dynamiques sociales, et une certaine intelligence contextuelle.
Comprendre les effets de l’immersion linguistique chez les publics allophones
L’immersion linguistique : entre choc et ressources invisibles
Être projeté dans un foyer, un internat, une école… sans parler la langue majoritaire de ce nouvel environnement, c’est vivre une forme d’immersion brutale, violente même quand elle est prévue. Violence qui vient bien souvent s’ajouter à toutes les autres issues du parcours migratoire.
Viennent alors les sentiments de confusion, d’incompréhension, d’impuissance… Puis parfois l’effacement de soi.
Mais quelque chose se joue dans ce silence forcé.
Comme lorsqu’on perd un sens, on se concentre sur les autres pour compenser, les personnes allophones rendues muettes mettent en œuvre bien des compétences et des savoirs, développent bien des ressources pour répondre à leur besoin de sens, de compréhension, de cohérence.
Invisibles aux yeux des accompagnants, souvent ignorées des personnes concernées elles-mêmes, ces compétences, ni académiques ni verbales, ne sont pas vues. Pourtant, elles existent, et ont besoin d’être reconnues, valorisées.
L’objectif de cet article est de visibiliser, au moins un peu, ces compétences adaptatives. Pour en tirer des pistes pédagogiques et humaines.
Quelles compétences informelles développent les publics allophones ?
Compétences invisibles, savoirs silencieux ? Gestes, regards, expériences vécues
Être allophone, ce n’est pas être « sans mots », ou « sans langues » : on en a bien souvent plusieurs, même si on ne les reconnaît pas toutes comme telles.
En changeant d’environnement, surtout pour atterrir ici, en France où l’hégémonie linguistique 1 est si forte, on se retrouve d’un coup dans un contexte où ces compétences linguistiques ne nous aident pas : ni pour interagir, ni pour demander de l’aide, ni pour comprendre ce que l’on attend de nous pour gagner ce droit à être considérés avec la dignité qui nous est due…
On se retrouve alors entourés d’opacité, d’incertitudes, sans repères, complètement dépendants des gens autour… à qui l’on est obligés de se fier, parfois sans aucune garantie de bonne volonté ou de bienveillance.
Alors on fait comme on peut : on observe, on tend l’oreille, on ouvre tous ses récepteurs pour capter la moindre bribe de sens possible. Intonations, postures, gestes, regards, émotions perçues… Tout devient indice vital, nécessaire pour être un peu moins perdus, pour reprendre un peu de pouvoir sur nos vie.
Les compétences ainsi développées peuvent être considérées comme une forme de littératie 2 sociale. Nous pouvons en lister ici quelques-unes :
a) Observation fine du non-verbal
– Postures, expressions faciales, tonalité vocale, rythme de parole…
– Interprétation des émotions et intentions à travers les gestes, le ton, le regard
– Exemple : repérer qui est « autoritaire », « bienveillant », « ouvert », etc.
b) Lecture des routines et des codes implicites
– Décoder des habitudes sans qu’elles ne soient verbalisées
– Repérer ce qui se fait ou ne se fait pas, même sans comprendre pourquoi, ou avec des contre-sens par manque d’information
– Exemple : dire et répéter « bon appétit » à chaque fois qu’on voit quelqu’un manger
c) Sens de l’adaptation comportementale
– Capacité à « imiter » les comportements observés (attendus ou non, adaptés ou non d’un point de vue social… Ça ne se devine pas toujours !)
– S’ajuster aux autres, en observant leurs (ré)actions
– Exemple : prendre un ton agressif pour s’ajuster à ce qui est perçu de la posture de l’interlocuteur, se refermer sur soi quand on perçoit une instabilité, une incohérence chez l’autre…
d) Mise en place de stratégies compensatoires :
– Analyser tout ce qui n’est pas de la parole, et qui reste souvent implicite, voire non conscient, pour les locuteurs de la langue inconnue
– Interpréter ce que l’on voit et perçoit, avec son propre prisme culturel, pour donner du sens
– Utiliser les regards, les gestes, le mimétisme pour produire du sens
Ces compétences « para-sociolinguistiques » sont précieuses, mais fragiles. Sans reconnaissance ni accompagnement, elles peuvent s’épuiser, décourager, user, induire des malentendus et renforcer le sentiment de solitude.
Et l’on peut être amené à prendre ces atouts pour des tares, des « fausses aides » qui nous trompent ou nous trahissent !
Comment reconnaître et valoriser ces compétences informelles ?
Repenser nos postures pédagogiques, regarder autrement
Pourtant, si elles sont soutenues, reconnues, ces compétences permettent de créer du lien malgré l’absence – temporaire ! – de mots.
Elles permettent de passer outre la fameuse idée de la « barrière » de la langue, vue trop souvent comme une fatalité, voire une excuse pour ne pas entrer en lien : on attend de la personne qu’elle apprenne à parler une nouvelle langue (ou pire, qu’elle la « maîtrise », peu importe ce que l’on attend derrière ce mot), avant de lui accorder le droit à la compréhension, à la reconnaissance, le droit de trouver du sens, de s’exprimer, d’être entendue et tout simplement… Prise en compte.
Or, ces compétences invisibles sont justement les premières ressources sociales disponibles. Les reconnaître, c’est ouvrir la voie à une autre forme de pédagogie.
Alors, on fait quoi ?
Des pistes pédagogiques et humaines existent. Prendre conscience de l’existence de ces compétences est déjà un pas. Les visibiliser, les valoriser en est un autre… Partir d’elles comme base d’apprentissage de la nouvelle langue, en est encore un…
Encourager la communication multimodale (gestes, images, routines)…
Ne pas survaloriser la parole comme unique preuve d’intelligence ou de compréhension…
Favoriser des espaces de reconnaissance où l’observation est vue comme une ressource….
Tous ces pas participent au changement !
Et + concrètement… ?
- Fournir autant de ressources visuelles et traduites que possible (quotidien, droits – humains, linguistiques, des enfants…- que les personnes concernées sont légitimes de réclamer)
- Inclure les compétences para-linguistiques dans les évaluations et les suivis d’autonomie
- Proposer des ateliers d’échanges sur les normes communicationnelles (volume de la voix, temps entre les tours de parole, gestes culturels…)
- Adopter une posture plurilingue : s’assurer d’avoir un logiciel de traduction à portée de main, des dictionnaires bilingues, des guides bilingues…
- Apprendre quelques mots, expressions dans la/les langues des personnes accueillies, les leur dire (salutations, formules de politesses…)
- S’appuyer sur les apprenants plus avancés, lorsque le degré de confidentialité le rend possible, lors des échanges
- Encourager la communication multimodale (gestes, images, routines) et plurilingue
- Accueillir, permettre et encourager toutes les formes d’expression : un dessin, une posture, un acte, un silence… ont aussi du sens
- Se sensibiliser aux normes de communication culturelles des interlocuteurs, pour limiter les mésinterprétations
- Interroger nos attentes linguistiques normées, et ne pas les transférer sur le public : personne ne parle « parfaitement », personne ne parle « la » norme… les allophones non plus !
- Prêter attention à nos façons de parler, pour les rendre plus accessibles au public (par exemple : reformuler, articuler, éviter les subordonnées multiples, les métaphores culturelles, les élisions répétées dans une même phrase, la surabondance de pronoms… surtout si l’on ne peut pas les expliciter)
- Changer de posture professionnelle : ne pas parler la même langue, ça n’est pas être voués à ne pas se comprendre. C’est se comprendre autrement.
→ Une personne qui se sent en sécurité émotionnelle et relationnelle est une personne qui peut s’ouvrir plus facilement à l’apprentissage. Forcer l’usage du français sans garantir cette sécurité, c’est attendre qu’un assoiffé coure un marathon !

Communiquer avec des personnes allophones, c’est avoir la chance de prendre conscience que la langue ne fait pas tout. C’est aussi avoir la responsabilité de tendre des ponts, d’une langue à l’autre, d’une communication à l’autre. C’est une invitation à redécouvrir les autres modes de communication, d’apprentissage et de vivre-ensemble
- Voir Philippe Blanchet « Discriminations : combattre la glottophobie » (2016, Éditions Textuel) ; « Je n’ai plus osé ouvrir la bouche… Témoignages de glottophobie vécue et moyens de se défendre » avec Stéphanie Clerc Conan (2018, Éditions Lambert-Lucas) ↩︎
- La « littératie » est la capacité de lire, comprendre et utiliser des textes pour participer efficacement à la société, en intégrant aussi la littératie numérique, médiatique et informationnelle, essentielles à l’autonomie dans un monde numérique. Le terme est dans ce contexte élargi au sens « capacité de comprendre le langage pour participer à sa propre vie et à la vie sociale » ↩︎
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